"Auteur de sa lecture, le lecteur est ce puissant démiurge qui met au monde un sens, tandis que ce sens intègre sa voix à l'univers. Sa narration ajoute un chapitre au grand livre des hommes, à leur mémoire, leur dignité."

Illettrisme est un mot qu'il ne fait pas bon prononcer en France, sans doute parce que l'on croit que si on n'en parle pas, le problème disparaîtra tout seul. On se souvient du tollé provoqué il y a quelques mois par un ministre pour avoir prononcé le mot "illettrés" (de façon certes maladroite), un mot que tout le monde avait considéré comme une insulte, alors qu'il évoque surtout un handicap personnel et social. C'est exactement le propos du dernier roman de Cécile Ladjali.
"Il n'y a que les mots qui puissent tirer les hommes de l'obscurité. Les mots que l'on lit et que l'on grave sur l'écorce des chênes. Car ne faire que parler c'est peut-être rester dans les ténèbres."
Abandonné à six ans par ses parents, Léo a été élevé par une grand-mère adorable et adorée, mais analphabète. Il traverse tant bien que mal les années scolaires en se hissant péniblement chaque année d'un niveau à l'autre, jusqu'au jour béni où il peut enfin échapper au système scolaire pour entrer à l'usine. Il y oublie très vite son alphabet et tout ce qui va avec. Sans le secours des mots, il apprend à survivre et à négocier sans arrêt avec son environnement : ne jamais trop s'éloigner de chez lui, se repérer dans le métro grâce au code couleur, manger toujours la même chose, demander à la concierge de choisir pour lui le bon bulletin de vote... Il mène une vie solitaire, et quand il est trop triste il va au cimetière faire le point avec lui-même. Son incapacité à lire les panneaux sera la cause d'un accident du travail : deux doigts en moins, ajoutant le handicap physique au handicap intellectuel. Mais c'est aussi par cette blessure qu'il rencontre Sybille, sa jolie voisine infirmière. Léo tombe amoureux. Mais comment avouer à sa belle qu'il ne sait pas lire, elle dont l'appartement est plein de livres ? Il va essayer d'apprivoiser les mots.
"Les signes domptés pourraient l'aider à maîtriser un passé qu'il ne fait que subir et dont l'envahissante musique apparente son existence à une messe des morts."
Le monde de Cécile Ladjali n'est ni franchement réaliste ni totalement onirique, on est plutôt dans le registre du conte moderne, ce qui tend parfois à rendre les choses un peu simplistes. Le personnage du chef d'entreprise frôle la caricature, tout comme la prof de français ; quant à la gentille grand-mère et la serviable concierge, elles semblent tout droit sorties du monde enchanté d'Amélie Poulain. C'est mon seul reproche à ce roman, mais l'histoire y importe finalement moins que l'hommage rendu aux mots et aux textes. Car c'est aussi de cela qu'il s'agit : du culte de la langue française, du charme des mots, et de leur pouvoir de nous transporter au-delà de nous-mêmes, vers la connaissance autant que vers le rêve ou l'imagination. Ce monde-là, Léo qui est doté d'une grande sensibilité, le pressent et l'espère sans jamais pouvoir l'atteindre. Au passage, l'auteure égratigne l'Éducation Nationale, incapable de réellement aider un enfant comme Léo. Et on mesure combien la vie moderne est difficile sans les mots, et la vie tout court, du reste. D'autant que ce jeune Léo hypersensible est une sorte de poète sans mots, qui devine ce qui se cache derrière la porte de la lecture. Certes, il invente d'autres manières de décoder le monde, mais cela ne suffit pas, il lui reste toujours un désir, un manque, une absence qui font de lui un étranger au monde, même auprès de cette jeune femme qu'il aime et qui l'aime. Et les mots se refusent.
"Il est tendu vers quelque chose d'invisible et de fou qui pourrait advenir à tout moment pour le surprendre et peut-être même le sauver."
J'ai beaucoup aimé cette plume sensible et poétique, d'une grande justesse, qui déploie un bel amour des mots et de la langue dans une histoire bien sombre et si tragiquement moderne .
Actes Sud, 2016. - 212 p.